L'imaginaire d'une ville




Julien Gracq,  « la forme d’une ville », p. 108, ed. Corti, 1985.

« J’allais à l’aventure, en petit sauvage, dans les rues d’une ville non triée, on étiquetée, non répertoriée, me laissant imprégner indistinctement de ses masses de pierres inégales, de ses trouées de lumière, de ses chemins d’eau, des tranchées ombreuses de ses rues encaissées, comme on s’imprègne d’un paysage sans le moindre souci d’en ranger les éléments par ordre d’excellence, afin de leur faire la révérence hiérarchiquement. » Il parle du port de Nantes.



Qu’est-ce que l’imaginaire d’une ville ?
C’est ce qui se glisse derrière une pierre, c’est la découverte d’une harmonie de petits pavés, c’est un vieux mur qui a changé de fonction mais qui impressionne toujours.
L’imaginaire c’est ce qui fait que les éléments, tels jardin, quartier, place, arbres, d’une ville disposés aux quatre coins se trouvent là, à cet endroit, et pas ailleurs.
L’imaginaire enveloppe et retient les ambiances, les lumières des lieux d’une ville.
Dans imaginaire il pourrait y avoir le mot : âme. L’âme d’un lieu !

« Imaginez-les » comme vous voulez : une pierre, un petit pavé, un mur, une placette, une rue, une avenue, un jardin, des arbres, un quartier, des quartiers, etc., etc…
« Imaginez » que tous ces éléments se mobilisent et se mettent en mouvement en une ville. L’imaginaire c’est ce qui produit une ville en mouvement, qui la met en mouvement ! Avant, après, partout ! Une ville qui bouge, qui se fabrique, qui se construit à sa manière, à son image, dans son imaginaire. L’imaginaire c’est du visible, du présent, du dur, des formes, les formes concrètes de la ville.
On a coutume de dire que l’imaginaire est au bout de la rue, même si au bout de la rue il y a de nouveau une autre rue…

Certaines personnes pensent, à tort, que l’imaginaire en ville serait une sorte de  ramassis de petites histoires réunies, accumulées au même endroit. Et une fois ces histoires bien fermentées, cuisinées, tournées et retournées, il en sortirait des images prêtes à consommer, des « images typiques », des cartes postales, des « identités locales », des « réalités » dites éternelles du genre vendu aux touristes : Lisbonne ville romantique, ville bohémienne, ville blanche etc. etc.
Non, nous regrettons, mais c’est non !
L’imaginaire en ville n’a rien à voir avec ce genre de recettes de cuisine.

L’imaginaire c’est  donc « en premier lieu » du palpable, du visible, au présent comme on voit des pierres, comme on touche de la matière, comme se dessinent des formes qui se transforment en agencements, en plans, en styles, et enfin se découvre une esthétique qui envahit des quartiers et des gens qui se nomment eux-mêmes : les habitants. Ils habitent, oui, l’imaginaire de leur ville ! Ils en sont habités !

La mécanique de cet imaginaire, le dispositif pourrait-on dire, se présente souvent comme des sédiments qui se déposeraient lentement au fond de failles urbaines ou d’interstices, créant  entre eux des structures qui s’imbriquent et se complètent, en mailles tissées. La ville est parcourue de variations, de directions, de dérivations, de terrains vagues et de laissés-pour-compte. Les sédiments s’y déposent en fragments, en trames, en accumulations : passé, présent, avenir. Le « dur » de l’imaginaire est qu’il n’est pas de telle ou telle époque. Il se prolonge.

Bien sûr, peu à peu, après des décennies et des décennies, tous ces éléments d’imaginaire sédimentés se déliteront progressivement et produiront à leur tour du faux, des mensonges, des ratages. Alors il faudra revenir ou inventer un nouvel imaginaire. Comme un ressourcement à l’échelle d’une ville.

Ressourcement possible car l’imaginaire est avant tout inscrit dans les formes urbaines. Il en connaît toutes les échelles : celle d’une rue, d’un quartier ou d’une ville entière. L’imaginaire se con-forme aux situations créées par une faille urbaine, par un faisceau d’interstices, par des dérivations ou des développements urbains. L’imaginaire reste.


Faille, interstice, articulation, juxtaposition sont visibles à l’œil nu, ils sont dans le paysage urbain, il le constitue. Que nous trouvions cela beau, agréable ou mal fait, les formes de la ville sont là et l’imaginaire avec !

Certes les grandes villes changent. Particulièrement en ce moment. Elles grandissent, elles s’étendent, ou elles déclinent et même parfois s’effondrent.
« Les formes d’une ville changent plus vite, hélas ! Que le cœur d’un mortel », selon la formule. On pourrait ajouter les imaginaires des uns et des autres aussi.

Lisbonne est un bon exemple. Une grande ville, une capitale, qui est restée à l’écart des guerres européennes, mais qui a vécu une longue dictature, qui a « fait » une Révolution, ce qui est une originalité en Europe, puis a découvert l’Union Européenne tardivement, et qui ressemble aujourd’hui à quelque barque chahutée dans des courants économiques qu’elle ne maîtrise pas.
Les formes de Lisbonne se sont transformées. Pour les Lisboètes nés bien avant avril 1974, « plus rien n’est pareil » aujourd’hui. Le vieux Lisbonne n’est plus, la forme d’une ville change plus vite que le cœur d’un mortel. Le temps d’Avril a laissé place à de nombreux Mai.

L’imaginaire de Lisbonne en est-il plus fort, plus changeant, plus ancré dans la réalité ?

S’ouvrent ici des chemins pour y réfléchir, pour montrer et étonner.

NOTE
Peut-on vivre sans imaginaire ? Oui c’est possible, mais répondre oui c’est déjà faire preuve d’un certain imaginaire !!!.
Par contre, l’imaginaire d’une ville a besoin de nous : les habitants, les visiteurs, pour exister et se manifester.
N’oublions pas que les villes, dans leur dessin, leur ambiance, leur style sont aussi un produit de l’ « imagination des hommes ». Nous avons inventé la rue, la place, le trottoir, l’avenue, le jardin, la rue piétonnière, la galerie commerciale et le parking de supermarché. En sommes-nous reconnaissants ? Nous avons aussi promu le colonialisme, l’aménagement urbain, le quartier, les flux, les articulations et autres éléments urbains. En sommes-nous toujours conscients ?


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