mardi 19 janvier 2016

Il y a des villes qui ne savent pas qui elles sont.
Et des gens qui l’habitent non plus.
Les Lisboètes aiment leur ville.
Mais disent-ils pourquoi.
Un jour la question leur sera posée.
Alors ils devront faire un effort d’extérieur jour.
Pourquoi cette ville ainsi.




Le tram déborde sur un trottoir de la Baixa.Son parcours ondule. Les piétons esquivent.Une large courbe surprend le promeneur.Un café s’y est ouvert.En cet endroit de folle embardée, une silhouette funambuletaquine l’équilibre difficile.Albatros battant des ailes, une gamine s’imagine sur un fil, ou une femme avance, hésitante, le temps suspendu. Une rêveuse de ville,« du milieu de la rue(c’est-à-dire de l’infini) ». (Pessoa)


LISBONNE EXTÉRIEUR JOUR.


                     (CHOISIR dans)    
         
Une ville au charme méditerranéen 

            Une ville romantique,
                                  


            Une ville blanche,
                                             



            Une ville bohémienne
                                             


            Une ville portugaise, africaine, américaine du sud,
                                            


            Une capitale
                                   


           Une ville métaphysique
                                   


          Une ville des Lumières   
                                   


           Une ville minérale
                                        


          Une ville en balcon, en jardins, en collines
                                        

          Une ville sur un grand fleuve
                                       


         Un port sur ce fleuve
                                       


        Un port nostalgique
                                       


            Une ville unique en son genre.
            Une ville « hors du monde »
            Comme on lit une histoire


                                         

                                         


C’est quoi une belle ville ?

            Est nécessaire pour être belle
            Un beau site,
            Une Histoire de 2000 ans
            Un centre historique mais à condition qu’il soit pauvre
           
 Un centre misérabiliste et merveilleux
                                            

      
    Des ambiances, une ambiance, la nuit, au petit matin

            Ville étrange et familière
            Une Révolution en Avril, et un Mai si prés
            Une ville à la mesure d’hommes et de femmes
            Une ville habitée
             Il est cinq heures, Lisbonne s’éveille
            Comme on le dit d’un poème

    





Une ville d’escaliers et de rumeurs
                                  




    Une ville qui se lit comme un livre



    Lire une ville

            Lire un livre

    Lire des mots sur un mur
                              




            Lire les lignes de la main

     Lire un paysage urbain
                              

            Lire la beauté d’une ville
            Quand lire n’a pas encore tué la pierre
            Quand la pierre se laisse aller en une lecture de ville.



AU(X) CENTRE(S)

Tout visiteur se pose la question en arrivant à Lisbonne :
Où est le centre, le centre-ville ?
Au fait, où il est le centre ?

Le centre pour qui ? Les habitants, les touristes, le pouvoir politique, le pouvoir économique, la culture, la musique, les artistes, les supporters de foot, les chrétiens, les riches, les pauvres, le centre commercial, le centre des affaires, le centre des idées, l’Histoire qui se fait, la place centrale, le monument emblématique ….

La Tour de Belem, la cathédrale Sé, la place du Commerce, le Rossio, la rua Augusta au mois d’août, le Château de Sao Jorge, le palais présidentiel, le monastère de Jeronimos, les pasteis de Belem, l’Assemblée de la République, la mairie, le commerce de boites de sardines de la rue des Bacalhoeiros, le débit de ginginha de la placette de Domingos, l’Adamastor du miradouro de Santa Catarina, le stade de la Luz, le cyprés de la place Principe Real, les grands pins parasol qui ont disparu de la place de Camoëns, la fin de l’aqueduc place Amoreiras, le cimetière des Plaisirs, le kiosque de Santa Clara,….. Etc. etc. etc.



                       


                              


                             


                     


Ou alors le centre de l’ « âme portugaise » : Fado, Foot et Fatima ?

Il y a quelques années, dans une petite annonce immobilière pour louer un cinquième étage dans Alfama avec terrasse et vue sur le Tage au-dessus des lignes  de toits, le propriétaire indiquait à propos de ce quartier « calme et historique » : « au centre sans l’être ». Cette dernière précision résumait assez bien la situation dans Lisbonne : un centre sans l’être.

 A la recherche d’un centre ?
Ne nous y trompons pas : ne pas en trouver ne signifie pas qu’il n’y en ait pas.
Mais plutôt que chaque habitant voit son centre à sa porte. Et si ce n’est à sa porte, c’est à coup sûr son quartier le centre de la ville.
Le quartier est à Lisbonne une dimension majeure.
Celle de la construction d’une ville.
Ce sont les quartiers qui ont fait la ville. Et non l’inverse.
Certains voient dans les quartiers aujourd’hui des restes d’un passé qui disparaît. D’autres, le maintien à tout prix d’une culture spécifique à cette ville. D’autres encore que tout a disparu, qu’il n’y a plus rien comme avant ……

Débat intéressant.

Les villes américaines toutes orthogonales ont besoin d’un centre pour se repérer. Les villes européennes ont politisé leur centre, les rendant culturellement repérable. Le Lisbonne des habitants a choisi d’être une trame, une toile, un tissu : être partout présente, mais pas plus ici qu’ailleurs.

A défaut de trouver un centre unique, un lieu symbolisant à lui tout seul la centralité dans Lisbonne, que nous propose une carte de la ville ?



DES QUARTIERS SUR LA CARTE

Sur une carte apparaît nettement une suite de quartiers aux dessins et formes variés.  Chacun d’entre eux présente une homogénéité urbaine et architecturale spécifique à ce quartier qui le rend différent des autres. Cela a pour effet qu’aucun quartier ne se ressemble.
Cela se voit nettement sur une carte : beaucoup de ces quartiers ont été dessinés en trame orthogonale, « au carré », ils n’ont pas tous la même superficie, ni les mêmes orientations, certains ne sont pas très étendus, parfois l’équivalent de quelques rues, la plupart  forme un tout replié sur lui-même. Quant aux articulations entre quartiers voisins elles relèvent plus du carrefour autoroutier d’évitement que d’une mise en scène urbaine. On peut en citer quelques-uns dans le désordre : Bairro Alto, Alfama, Novas Avenidas, Campo Ourique, Encarnaçao, Arco do Cego, Alvalade, Areeiro, Benfica, Belem, le petit quartier de Madragoa, et il y a encore plus petit. La liste est  longue.

Cet éparpillement de quartiers un peu partout, sans logique apparente, pourrait être attribué à une longue Histoire, à ses nombreux méandres et accidents. Pas du tout. La plupart de ces quartiers ont plus ou moins un siècle d’âge. Ils sont donc récents. Les plus anciens ne sont pas très nombreux.
Ce même éparpillement pourrait aussi être le fait d’une topographie difficile : les quartiers se seraient adaptés et repliés sur eux-mêmes à cause d’un relief en pentes escarpées comme on le voit souvent en Italie. Ce n’est pas le cas ici à Lisbonne. La plupart du temps, la dissémination des quartiers s’est opérée sans aucun problème topographique (seuls Alfama, la Mouraria ou une partie de Graça se rapprocheraient peut-être d’un modèle italien).

Et au-delà des limites administratives de Lisbonne.
En banlieues.
Les périphéries de Lisbonne se conjuguent, comme par mimétisme avec la capitale, en « spots » de bâtis mal reliés entre eux. Ces aménagements pourraient être qualifiés de « nuageux », un développement urbain périphérique «nublado ». Éparpillés, disséminés, ces ébauches de quartiers « s’évaporent » au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Lisbonne, englobant par-ci par-là d’anciens villages ou lieux symboliques comme Queluz.
Ces périphéries ne font pas des « entrées de ville », si ce n’est sous la forme de quelques dessertes autoroutières zigzaguant entre des blocs de banlieues éparpillées : ici pas de densification, pas d’industrialisation massive (elle s’est faite le long du Tage puis en centre-ville), pas de parcours périphériques typiques des entrées de ville (les Circulaires sont déjà dans Lisbonne).

Alors si les « entrées de ville » n’y sont pas, si le « centre » n’y est pas non plus ; quels sont les                       éléments qui peuvent s’y substituer.

C’est sous nos yeux.
Sur une carte de Lisbonne.
En bas, de gauche à droite.


    LISBONNE EST UN PORT


                                  


                              

                

Une ligne portuaire de 15 km, allant d’une extrémité à l’autre de la ville le long d’un fleuve : le Tage. Ligne continue dont la largeur est variable selon les séquences : à peine quelques dizaines de mètres à 100 ou 200 m. Une longue, très longue bande d’infrastructures portuaires. Quais, terre-pleins, bâtis divers, entrepôts, radoubs, communications routières et ferroviaires, tous ces éléments ont été maintenus dans leurs formes portuaires. Même si les fonctions spécifiquement portuaires ont parfois été abandonnées : cafés, boites de nuit, lofts, bureaux, musées etc.

Mais. Si l’emplacement : la rive droite du Tage, est historique : les Grandes Découvertes au XVeme siècle. La très grande majorité des infrastructures du port n’ont guère plus de 150 ans.

Un port historique, mais aussi un port récent.
Un lieu historique, une forme récente.
La loi qui définit la particularité juridique et le contenu de l’administration du port, son périmètre, ses fonctions, son autonomie date de 1884. Les discussions qui aboutirent à cette loi commencèrent deux décennies plus tôt.
Mûrie longuement, cette loi eut des conséquences qui marquèrent durablement l’avenir et les formes de Lisbonne. Cela est encore visible partout en ville.

Ce qui se voit.

LE FRONT URBAIN





    1          La ville se termine en « front urbain », face … au port. Et non face au fleuve. Cette précision est essentielle pour la ville entière.


    2          Si le port, par nécessité économique, s’avança et s’ouvrit au fleuve. La ville, par une autre nécessité, se coupa et se ferma au port.


    3          Le Portugal vécut une longue crise économique au XIXeme siècle. On développa un urbanisme spécifique à Lisbonne (rappelons que les pavements blancs et noirs datent de cette époque, ainsi que la généralisation des azulejos extérieurs, les electricos et l’agrandissement rapide de la ville : av. da Liberdade et av. Almirante Reis). La ville s’ « urbanise ». Et le port n’est pas en reste : chemin de fer, communication routière, multiplication des entrepôts portuaires de stockage. A ce détail prés, on attribue au port une fonction de réception, celle d’être un port de produits coloniaux. Le fonctionnement même du port, ses formes, son dispositif, sa célébration, tout est construit dans la perspective d’une politique coloniale. Politique forte en cette fin du XIXeme, début du XXeme. Le port, avec ses espaces immenses de stockage, est resté intact comme un modèle de port colonial (peut-être unique à ce point en Europe).


4              L’importance politique et économique du port est telle que deux développements coexistèrent. Le port gagnant sur le fleuve. La ville remontant les collines, puis les plateaux. Les deux développements se tournèrent le dos.
Rares sont les points de jonction : la place du Commerce avec un arc de triomphe en guise d’entrée officielle de la ville, puis une succession de rampes discrètes et de porches dissimulant des escaliers, et quelques avenues venant se heurter aux grilles de fermeture du port.


5              Cette coupure eut pour conséquence :
La matérialisation d’un front urbain créé par la ville en un ensemble de rues s’ajoutant les unes aux autres sur toute la longueur du port. Front derrière lequel se développe la ville, un front orienté plein sud, avec façades d’azulejos, au bâti plus dense, plus élevé, aux lignes de toits et de balcons mieux harmonisées. Le front urbain sépare les deux côtés de la même rue. Ce « front » sur 15 km est un véritable « pli dans la ville ».
Respect  (encore aujourd’hui) de cette ligne – front – pli urbain sur  toute la longueur, même là où des rénovations ont été effectuées à différentes époques : dans les jardins de Belem face au palais présidentielle, devant le monastère de Jeronimos, ou même sur les lieux de l’Expo 98.

Ce front urbain est la véritable « entrée » en ville (plus qu’une sortie : les grands axes routiers ne le traversent pas). On entre en ville discrètement, on s’y faufile, on se glisse en ville à travers les brèches de ce « front ».
Mécanisme particulier à Lisbonne : on monte en ville, on ne descend pas vers le fleuve.
Aller sur le port n’est pas une habitude des habitants. Le port est regardé des hauteurs de Lisbonne.
On déambule discrètement sur les flancs de la ville. On s’accoude aux rambardes des jardins-regards appelés les miradouros. Si ce mouvement de montée en ville est flagrant pour les habitants (flagrant et fatiguant !), les flux touristiques sont, eux, plus erratiques, engendrant des embouteillages humains à des endroits inhabituels, dans des ruelles improbables et très en pente.

Dans cette disposition, le « front urbain » est perçu comme une coupure, une césure séparant port et ville, chacun de son côté : une ville, deux développements, un portuaire / un urbain. C’est surprenant. 150 ans plus tard l’harmonisation possible entre les deux n’est pas vraiment commencée.

Le port d’aujourd’hui fidèle à la loi de 1884 est l’héritier direct du port colonial  des XIXeme et XXeme siècles. Ses formes et ses dispositifs en témoignent: terre-pleins de stockage, entrepôts plutôt qu’usine de transformation, flux  économiques à faible plus-values. L’arrivée de grands paquebots de tourisme est la seule nouveauté, mais leur traitement relève plus du stockage que de l’accueil culturel. Le port colonial se maintient.
On peut dire que la réorganisation du port, sa renaissance, sa rénovation future passeront par un regard  critique sur le colonialisme portugais. Sans cette critique en profondeur, il est peu probable que le port puisse changer d’urbanisme, de configuration et de structure. Pourtant l’adaptation au monde maritime de demain est à ce prix.



LE FRONT URBAIN EST AUSSI UNE ARTICULATION

La loi de 1884 institutionnalise la séparation entre le port et la ville. C’est écrit, signé, voté et appliqué.
Conséquence implicite, cette loi justifie et consacre qu’une articulation urbaine est possible sous la forme d’une coupure dans la trame urbaine. Le port n’est plus la ville, et inversement. Mais les deux, port et ville, s’articulent (malgré tout) au moyen d’une coupure reconnue juridiquement et politiquement.
Une coupure, un front urbain, un pli qui propose un vaste point de vue panoramique sur 15 km de port, une limite avec tous les contenus que comporte le terme : limite. Il y a à la fois une manière de tout embrasser (avec la vue et la compréhension) et d’être tous les éléments composant ce panorama. C’est difficile à décrire. Il y a une telle force, un tel dynamisme dans ces lieux formés par le « front urbain » qu’il est difficile d’en rendre compte. Même de grandes avenues comme Republica ou Liberdade n’ont pas cette force, ce dynamisme.

En 1755, lors du tremblement de terre, ce type d’articulation était encore à l’état de prémices. Mais ces éléments la constituant étaient déjà présents : porches avec escaliers à la dérobée, rampes d’accès, rues parallèles à la pente. Leurs formes vont inspirer la reconstruction de la Baixa, quartier complètement détruit par le tremblement de terre.  Après 1755, des milliers de victimes, toute la Baixa détruite, tout était à re-dessiner.


DESSINER LE QUARTIER DE LA BAIXA





On connaît les idées techniques nécessaires à la reconstruction de cette partie centrale de la ville.
Les coupe-feux d’immeuble en immeuble.
L’intégration de charpente autonome (les gaiolas, les cages).
La construction en préfabriqué jusque dans les détails (encadrements des portes, des fenêtres).
La symétrie de ces bâtiments.
Et le plan orthogonal de l’ensemble du quartier.
Les urbanistes classent ce dessin de quartier sous le terme de « ville régulière ».
On a parlé du rationalisme triomphant du XVIIIeme siècle, le siècle des Lumières. Mais aussi d’une plus grande sécurité dans l’architecture de l’ensemble du quartier, dans la perspective de mieux résister à un autre tremblement de terre déclenchant incendies et tsunami.
Le tout fut piloté par le marquis de Pombal, homme d’ordre et autoritaire, chef du gouvernement, secrétaire particulier d’un roi « absent ».


Ce qui nous intéresse est le plan orthogonal. Toujours visible.
S’il est régulier, dessiné au cordeau, avec des mesures répétées, s’il respire la Raison et le rationnel du siècle des Lumières, il lui manque l’essentiel : il n’a pas de centre. Aucune centralité qui attirerait, justifierait et ferait rayonner vers lui les formes de ce quartier. Une place, un monument, une sculpture, du central ! Quelque chose qui assumerait la notion de centre. Ou à défaut un dessin de rues en étoile, un jardin prétexte, un carrefour important. Non, rien.
Le quartier le plus central de Lisbonne, celui dont l’appellation de centre historique est le plus justifiée, n’a pas de centre.

Deux places sont dessinées aux deux extrémités du quartier : le Rossio et la place du Commerce. Mais si ces deux places sont en opposition de chaque côté, elles auraient pu constituer un axe central, non, car elles ne sont pas pour autant en perspective l’une de l’autre. Au contraire elles s’ignorent. La rue Augusta qui est la seule à joindre l’une à l’autre, n’est centrale qu’à une des deux places (Commerce), pas à l’autre (Rossio). Pas de perspective, pas de liaison naturelle, pas d’effet d’optique, pas de symbolisme ou d’allégorie triomphante. La rue Augusta passe bien sous un arc de triomphe mais cela semble fait plus pour réduire la vue et créer la surprise de la très grande et très vide place du Commerce, que pour favoriser une ouverture sur le fleuve, le Tage. Celui-ci si proche en paraît d’autant plus éloigné.

Donc des rues régulières, perpendiculaires les unes aux autres et des séquences répétitives de bâti similaires en surface et en présentation. Pas de centre, mais, « au menu », le spectacle de la géométrie (monotone, lassant et déroutant).
 C’est la Baixa.



LE MARQUIS DE POMBAL

Le marquis de Pombal, le Secrétaire du roi,  est au dessin et surtout à la décision (le roi se désintéressant du sujet !), entouré de trois architectes. Tous semblent proposer un centre, pas le marquis. Ce dernier raisonne à partir des pentes escarpées qui longent la Baixa sur les deux bords (Bairro Alto et Castelo) Il y dessine deux double rampes parallèles entre elles (Chiado et place da Costa côté Château), il les monte au plus haut niveau carrossable, mesure la distance entre les deux double-rampes, et divise par 7 rues ou avenues, la quatrième, celle du milieu étant une des plus petites, donc moins roulante.

En agissant ainsi qu’est-ce que le marquis de Pombal privilégie ?
La rapidité de communication entre haut et bas du quartier de la Baixa, certainement.
La transformation de ce quartier en une annexe portuaire, oui, même si très vite ce sont des artisans, des petits commerçants, des ateliers de confection qui vont surtout s’y installer.
La consécration de la Place du Commerce, qui en fait s’appelle à ce moment-là la Terrasse du Palais, ou « Place Royal »
Par là il met en avant =
La décision politique de ce nouvel urbanisme qu’il a lui-même imposé. L’absolutisme du roi (et de son Secrétaire : lui-même) de droit divin est magnifié (représenté) par ce grand vide, austère et solennel de cette place (devenue « Place du Commerce » au sens d’organisation des affaires publiques et des échanges internationaux). Le grand vide pour symboliser la fonction divine du roi est répandu en Europe depuis Louis XIV en France. Le Château de Versailles dans ses cours et ses jardins en possèdent plusieurs.
Les choix esthétiques de Pombal sont donc plus portés par le classicisme de Louis XIV que par l’esprit des Lumières. Pombal célèbre ainsi par ses décisions urbanistiques un choix personnel de retour en arrière de plus d’un siècle.
Monsieur le marquis s’est trompé d’époque !

(Note : se tromper d’époque est une attitude que l’on rencontre souvent à Lisbonne).

La Baixa est née de la nostalgie de Pombal pour l’absolutisme, idéologie du XVIIeme siècle (et non pour son amour de la philosophie des Lumières comme il est souvent écrit = l’erreur anachronique est importante, et cette erreur a empêché de nombreux architectes portugais de traiter correctement cette place, encore aujourd’hui).
Pombal envisage la Baixa comme un prolongement du port, il relègue la place du Rossio en périphérie et parie sur une ville « royale » au service de l’activité portuaire et commerçante.
Il se désintéresse  géographiquement du « front urbain » déjà présent sur les berges du Tage.
Un siècle plus tard (en 1884), la ville sera séparée d’un port « colonial », le Rossio deviendra la place centrale des festivités, et la Baixa avec ses magasins portuaires aura déjà entamé son déclin.

A noter que Pombal, en voulant faire de la Baixa une annexe portuaire sans se préoccuper d’habitation, a vidé ce quartier de ses habitants. Depuis 1755, jamais la Baixa n’a été habitée. On y a travaillé autrefois mais jamais habitée. C’est un exemple éclairant de la difficulté à lier population et travail en un même endroit (sujet important et récurrent à Lisbonne). Les formes de la ville jouent à plein. Pour la Baixa on a choisi des formes d’entreprises, d’ateliers et de travail, 250 ans plus tard les conséquences sont encore présentes. Les tenants des grands projets portuaires (tous sans habitations) régulièrement annoncés et peu réalisés devraient en tenir compte, puisque c’est sous leurs yeux. Attention au danger de la « Baixisation ».


Mais revenons au moment où Pombal, le crayon à la main, dessine les deux double-rampes (Chiado et place da Costa). Nous connaissons alors ses intentions : rattacher la Baixa à l’activité portuaire. Mais il y a une vie après la Baixa, dans sa périphérie immédiate : il y a des quartiers  … peuplés d’habitants.

Pombal va tâtonner, aussi bien côté Chiado-largo do Carmo que, sous le Château, pour Alfama-Mouraria. La main devient hésitante. A l’approche des fortes pentes, Pombal abandonne. Il laisse faire ses subordonnés : il n’y aura pas de liaisons avec le Bairro Alto et Alfama-Mouraria, si ce n’est les deux double-rampes.

 A noter que la place de Camoêns n’apparaît qu’après 1850, à la suite de la démolition d’un palais, acquérant à ce moment-là une certaine cohérence vis-à-vis du quartier du Bairro Alto.

Ainsi les pouvoirs publics décident de ne rien décider concernant l’aménagement des liaisons pentues avec les quartiers voisins de la Baixa : Barrio Alto et Alfama.
Alors ce sont ces quartiers eux-mêmes qui vont dessiner, organiser, matérialiser ces liaisons en des articulations et des juxtapositions inventives.


La Baixa va en pâtir. En plus de deux siècles ses fonctions et son fonctionnement vont se déliter. Les ateliers vont migrer plus loin sur le port, plus prés des lieux de déchargement (Alcantara). Quelque chose de figé va s’installer durablement dans ce « quartier » qui perdra son « identité » de quartier, prisonnier qu’il est, encore aujourd’hui, de ses formes urbaines.

La Baixa se révélera victime des pentes fortes des collines qui l’entourent. Sur ses flancs et derrière le Rossio, pas de vues en perspective possibles, des effets écrans-barrières à chaque rue dans un sens comme dans l’autre. Et même vers le fleuve, la place du Commerce avec son bâti en U interdit la vision de loin, le panorama. Sans en prendre vraiment conscience, Pombal respecte le front urbain en accentuant son effet de barrière, de coupure : la barrière urbaine de Pombal reste longitudinale au cours du fleuve.


ELEVATEUR SANTA JUSTA





A la fin du XIXeme siècle la construction de l’élévateur de Santa Justa constituera un pied de nez aux plans de Pombal. Ascenseur édifié par un éléve d’Eiffel, il franchit côté Chiado la double-rampe d’articulation en la dominant par sa hauteur, se moquant ainsi du dispositif de liaison : avec cet élévateur la Baixa se trouve directement reliée au Bairro Alto par une stratégie de pure technologie accompagnée d’une certaine dose d’ironie. Là où Pombal avait échoué, la technique des cables et des roues dentées l’emportent.










         ALFAMA, LE PALMIER, UN QUARTIER


                                           

Alfama, derrière le palmier.
Quartier caché.
Lacis, enchevêtrement, dédale, labyrinthe.
Quartier photographié.
Le fleuve en horizon.
Le palmier devant
Vertical, solitaire, palmes ébouriffées, il charpente la photo. En devient le point d’ancrage, la porte d’entrée à une réalité autrement : celle de la photo typique d’Alfama.
Tout un quartier, tout un palmier.
Dans les bras d’une jeune femme.
Passage du rêve, passage de la réalité d’un quartier.

Exotisme du palmier.
Annonce d’un avenir radieux
Depuis les Portas do Sol, à condition d’être à distance, là-haut et accoudé à la rambarde.

Alfama et son palmier perché sont l’allégorie, belle et photogénique, du paysage urbain lisboète. Autant photographiés que la tour de Belem. Cette allégorie fait le bonheur des photographes du monde entier depuis des décennies. Elle ne cesse aussi d’indiquer à qui veut le comprendre que si le monde entier a un jour vu ce palmier, Alfama et ses habitants moins.

Dans des livres improbables sur des étagères poussiéreuses, des historiens érudits écrivent que pendant le siège de Lisbonne en 1147, afin de chasser les Maures retranchés, un palmier apparut subitement. De le toucher permettait de  guérir les chevaliers portugais blessés. Il est encore sur la photo !
Magique, le palmier d’Alfama.



LES ENTREES D’ALFAMA






Le choix de reconstruction du marquis de Pombal pour un plan strictement orthogonal se heurta au bâti-fouillis, éclaté, hétéroclite d’un quartier comme Alfama ou Mouraria, sous le Château. Tous ces quartiers, et même le Bairro Alto, résistèrent mieux que le reste de la ville au tremblement de terre.  Impossible de retisser logiquement des liens urbains : rues, bâti, lignes de toits, circulations diverses, lorsqu’on a d’un côté tout au carré et de l’autre tout en désordre.

A défaut d’une articulation plausible, acceptable entre nouveaux et anciens quartiers, on inventa une multitude d’articulations pour gommer le manque d’articulation, de petites articulations mais nombreuses et se cachant. Sur le thème : la meilleure cachette est celle qui se trouve devant vous, les entrées des quartiers devinrent prétexte à dissimulation, à insinuation urbaine, à évitement. Quelque chose comme du « cache-cache » urbanistique !

On utilisa les portes cochères avec escalier public montant rapidement. On utilisa la ruelle serpentant, guère engageante, à la largeur d’une seule personne. Mais aussi les rampes anciennement portuaires à Chafariz de Dentro et rue dos Remedios. Ou encore les églises petites ou grandes mais toutes corpulentes obligeant à un certain contournement de leur silhouette massive : la cathédrale Sé, Santa Maria Madalena, Santo Antonio, Santo Estevao, San Cristovao à la Mouraria, Elles sont les points d’ancrage des entrées du quartier. Leurs seules entrées et leur dissimulation à la fois.





ALFAMA





Le quartier d’Alfama a de nombreuses entrées, la plupart discrètes, ce qui donne à ce quartier un air d’être à part, coupé du reste de la ville, replié sur lui-même. Les voitures ne peuvent quasiment pas y circuler. Son dédale de ruelles inquiète le visiteur, le déboussole, lui fait rebrousser chemin. Les guides de tourisme déconseillent les visites nocturnes dans cet enchevêtrement d’escaliers, de petits passages et d’impasses (les becos).

En réalité c’est un quartier tout à fait normal avec sa rue centrale, rua Sao Miguel, son église à mi-chemin et ses entrées dérobées de chaque côté. La nuit l’éclairage y fonctionne plutôt mieux qu’ailleurs, des personnes âgées y habitent.

Les ruelles prennent la forme des espaces zigzagants selon la disposition fantaisiste des maisons à quelques étages. La pente les transforme les jours de pluie en ruisseaux. Les portes des maisons possèdent toutes deux marches coupées en oblique suivant la pente. L’enlèvement des ordures se fait à pied. L’insalubrité des habitations y est une réalité fréquente. Des façades de maison risquent de s’écrouler. Un peu partout, un écheveau de petits commerces de toutes sortes. Par-ci, par-là des cantines collectives, le mot restaurant étant surévalué. Les marchés quotidiens, dont celui du poisson à beco do Pocinho, se tiennent dans les recoins sous des bâches plastiques de fortune à quelques pas des marches de l’église. Les gens sont pauvres. Et les nombreux petits boulots liés au quartier sont payés à la pièce. La population âgée est originaire majoritairement de la province de Beira, au centre du Portugal. Dans les maisons, les escaliers des étages ont une déclivité proche de celle d’une échelle dressée. Dehors les enfants jouent au ballon dans les décrochements des murs. Les innombrables petits balcons sont tous fleuris. Des canaris en cage chantent ou essaient. Partout le son des fados retransmis par les radios, les télés. Le cri des mouettes. Le vol des pigeons. Et le sifflet du rémouleur deux fois par semaine. Les réverbères la nuit glissent leur lumière tamisée sur les petits pavés usés.

Les vies de quartier ne sont pas semblables. On ne vit pas à Alfama comme on vit à Campo Ourique ou à Alvalade, et ainsi de suite. Le quotidien, aussi routinier soit-il, n’est pas le même. Vivre dans un quartier c’est vivre de son quartier. Les architectes lisboètes connaissent bien le problème. Ils savent que construire un immeuble est plus facile que construire un quartier. Cela fait bien longtemps que l’on n’a pas construit de quartier, et ce n’est pas faute de place.
Ceci dit ; si les quartiers ne sont pas semblables, leurs formes, leurs habitants, etc. différents, par contre la « notion » de quartier se répète dans la ville. La « notion » c’est-à-dire une musique, un ensemble de formes qui poussent …. au quartier, une mentalité, on aime ou on n’aime pas mais on change peu de quartier.


            La situation d’aujourd’hui est amusante (cocasse). Faute d’entrées fortement matérialisées, un des quartiers les plus emblématiques de Lisbonne est contourné par les touristes, tous dirigés un peu plus haut vers le miradouro Santa Luzia, d’où ils ont une vue plongeante sur Alfama : être si prés et si loin à la fois.

            Il y a dans cette situation un certain bonheur de constater qu’une ville aussi touristique que Lisbonne est capable, de par sa configuration, ses dispositifs et ses formes, de conserver sa vie de quartiers. De vrais quartiers (pas des recomposés à la mode parisienne). Alfama est comme protégé par ses entrées dissimulées. De l’utilité des articulations inventives.


LES ARTICULATIONS

            Ces dispositifs d’articulation prennent dans la ville différentes formes selon les quartiers.
            Mais tous ces dispositifs ont en commun de ne pas être mis en scène et donc de ne pas mettre en scène : l’articulation n’est guère visible au premier abord et le quartier qu’elle introduit discrètement n’est ni annoncé encore moins magnifié.

            Les quartiers de Lisbonne sont particulièrement beaux, ils sont nombreux, d’une grande variété, allant des plus récents aux plus anciens, des plus riches aux plus pauvres, aux formes et aux trames les plus diverses, L’originalité de chacun n’est jamais effacé.
            Les articulations semblent faire écran, préservant ces vies de quartier. Cela procure une impression de côtoiement à grande échelle. Les quartiers sont comme posés les uns à côté des autres, juste à côté, juxtaposés. Emerge ainsi une cohérence entre deux quartiers inarticulables a priori dans leurs formes et leur fonctionnement. Ils sont « juxtaposés », accolés, solidaires dans le schéma de la grande ville.

            Peut-on imaginer Alfama loin de la Baixa, pourtant deux formes opposées et contradictoires ?
            Peut-on imaginer Madragoa autrement que englobé par le quartier de Lapa, une certaine pauvreté au milieu du luxe ?
            Ou Alvalade de part et d’autre de l’église Sao Joao de Brito ?
            Ou Arco do Cego en îlot perdue au milieu des tempêtes urbaines ?
           


LES JARDINS



            Mais avant de visiter ces quartiers « juxtaposés » (Arco do Cego et Alvalade), faisons un détour par les jardins, qui, peut-être mieux que tous les autres éléments du paysage urbain lisboète, posent aussi, eux-mêmes, dans une démarche solitaire ou avec leur environnement immédiat, la question articulation-juxtaposition. Les jardins de Lisbonne ont leur propre caractère. A part ? Pas tant que cela. Plus que dans toute autre ville, les jardins d’ici inversent les rapports habituels de la ville à un jardin.

            RECENTS
            Ils sont récents, comme la ville elle-même. Ils ont l’âge de cette villle. Necessidades, le plus vieux de ceux que nous pouvons visiter aujourd’hui, a été réalisé dix ans avant le tremblement de terre. Les miradouros datent de la séparation en deux développements : portuaire et urbain. Le Botanique fin du XIXeme. L’Outre-mer, Salazar. Et Gulbenkian fin des années 60.

            NOMBREUX
            Ils sont nombreux, contrairement à l’idée répandue par Baudelaire d’une ville entièrement minérale (peut-être l’influence fortement visuelle des petits pavés blancs, déjà ?). Certes la colline de Monsanto fausse les statistiques, mais Lisbonne est une des capitales les plus vertes d’Europe en calcul de m2 de verdure. Il n’y a pas que du petit pavé blanc, il y a donc aussi des arbres. Mais il est vrai que ces arbres et leurs jardins n’ont pas tout à fait la place habituellement attribuée dans les autres villes européennes. On serait tenté de dire qu’à Lisbonne ils ne sont pas mis en valeur. Mais cette critique est un peu trop subjective et européo-centrée.

 INVISIBLES
            Les jardins existent, ils sont récents, nombreux mais ils sont aussi invisibles.
            Coincé entre le monastère de Jeronimos et les pasteis de Belem, se niche un jardin appelé d’Outre-Mer. Le flux le plus important de touristes de toute la ville l’ignore en passant à 30 m de l’entrée du jardin. Les petits gâteaux et les vieilles pierres sont plus motivants que les Corizas et les Ficus.
            En d’autres places, aux stratégies différentes, d’autres jardins connaissent le même contournement : Jardin Botanique, Necessidades, Botanique d’Ajuda, Monteiro-Mor, Estrela, etc…. et même le jardin de Gulbenkian se veut replié sur lui-même (les concepteurs s’en vantent !). Sans parler des jardins de quartier venant occuper une partie centrale d’un bâti à l’orthogonal, tels Campo Ourique et bien d’autres. Des jardins partout et partout sans grande visibilité apparente.

            On peut accuser le manque de curiosité des gens, habitants et touristes, aux jardins. Le mot : botanique fait souvent figure d’épouvantail. Ce n’est pas la seule raison à ce désintérêt, à ce contournement. Les jardins ont été construits, imaginés, plantés, visités comme le reste de la ville : ils sont à part, à l’écart, articulés au minimum avec les quartiers aux alentours (Estrela en exception, et les jardins centres de quartier). Coupés du reste, les jardins semblent avoir leur propre vie avec leur ambiance, leur histoire, leurs fantômes, leurs expériences, leurs buts proclamés, etc. …

LES JARDINS - LIMITES

 Partout « en limite », discrets, invisibles, contournés, les jardins tracent des articulations sous formes de juxtapositions. Le thème, qui les font se rejoindre tous, est la « limite ». Chacun semble porter une limite comme celle qui sépare homme et nature. Mais une limite concrète, avec un contenu qui cherche dans les recoins culturels ou naturels l’épaisseur, le volume, l’épanouissement. Des jardins illustrations. Des jardins limites entre savoir et ignorance, entre ambiance et dessin, entre pentes et replats, entre vues et replis, entre le volume et la singularité etc …
A Lisbonne toutes les espèces d’arbres et de plantes semblent pouvoir se rencontrer, se croiser en des lieux précis : les jardins.
 Les jardins ici produisent des limites, comme un arbre fait des fleurs puis des fruits. Tous les genres de limites possibles.
Tracer dans les deux sens
 De délimiter, de séparer, de faire en sorte que le côte à côte soit d’un côté et de l’autre.
Mais aussi de charger en contenu la notion de « limite », épaissir le mot lui-même, lui rendre son relief, ses aspérités. Ainsi parle-t-on ces temps-ci dans les médias de l’apport bénéfique de la nature en ville : mais on oublie que c’est le jardin qui en est le dépositaire, contenu et réalité de l’apport bénéfique. La présence d’arbres adoucit le climat dit-on toujours dans les médias, mais là aussi on oublie que les cassures du climat, leurs limites, leurs effets sont illustrées in situ par les arbres et les jardins. N’inversons pas la réalité !
 Les jardins sont comme des avant-postes sur le rivage. Ils posent, reçoivent, illustrent sur leur site tous les contenus des « limites » apportées par la ville (sous formes de failles, d’interstices, de sédimentation, d’inversions, de contestations).

Ils parlent. Ils disent, ils enseignent, mais aussi ils décrivent, évoquent. Et plus loin encore : ils suspendent, neutralisent, ou même inversent les rapports qui se trouvent par eux désignés, reflétés, réfléchis.



ARCO DO CEGO
Ou quand les ouvriers se mettent à décider.

Arco do Cego est le nom d’un petit quartier d’à peine quelques hectares, « coincé » (c’est presque cela !) entre l’Institut Supérieur Technique, la Caisse des Dépôts et l’église San Joao de Deus, place de Londres, trois édifices imposants.
En 1910, le Portugal devient le troisième Etat républicain en Europe. On l’oublie un peu facilement : cette période de l’Histoire portugaise a été effacée par la longue dictature de Salazar. Elle est pourtant intéressante dans ses réalisations encore visibles aujourd’hui, comme le quartier d’Arco do Cego.
Avant qu’Arco do Cego ne soit construit, entre la monarchie finissante et une République hésitante et agitée, la question du logement à Lisbonne est un sujet important pour qui travaille à Lisbonne. Le déficit de logement est gigantesque. Il ne sera d’ailleurs jamais vraiment rattrapé. C’est l’émigration qui aura tendance à le minimiser. En 40 ans, autour de 1900, Lisbonne connaît la plus forte augmentation de population. L’industrialisation naissante et variée attire des dizaines de milliers de paysans portugais. Là où une usine ou un atelier s’installe (souvent dans des ex-couvents), des baraquements pour ouvriers sortent de terre tant bien que mal aux alentours. A certains on donne l’appellation pudique de « patios », qui évidemment recouvrent l’insalubrité des bidonvilles.
Jusqu’à l’instauration de la république, le logement est localement lié à l’essor économique. Les entrepreneurs qui réussissent font construire des logements pour leurs employés, et parfois par les employés eux-mêmes. Les exemples ne manquent pas, en particulier sur la colline de Graça. Ce sont des « villas » (Berta, Candida, Estrela d’Ouro, cette dernière est le nom d’une grande boulangerie de la Baixa, ses employés habitaient dans cette villa construite par leur patron, prés du miradouro Senhora do Monte).
Le principe du logement social pour ouvriers se répand dans toute la ville. Il semble s’opérer largement à partir d’un accord contractuel entre patron et ouvriers. Le système républicain va donner plus d’ampleur à la notion de logement social.
Il faut penser une ville en plein essor qui hésite et trébuche sur le problème de l’immobilier. Les constructions à ce moment-là ne sont pas de très bonne qualité technique (pour faire des « économies » le dosage du ciment n’est pas souvent respecté, d’où les façades décrépites). Le paysage urbain lisboète hésite alors entre le chantier permanent, la ville d’apparat et les bidonvilles qui s’étalent. Les trois entremêlés, posés souvent côte à côte.


CELA COMMENCE TOUJOURS PAR UNE EXPÉRIENCE DE QUARTIER


Donc le pays devenu une République, un changement de politique s’ensuit. La question du logement social est alors prise en charge par le pouvoir. Arco do Cego fait partie de ces quartiers sociaux qui doivent illustrer le rêve républicain. Sa construction date des années 1910 et 1920, elle utilise une légère butte de champs et de vergers, proche de la future grande avenue da Republica alors en chantier. Ce petit quartier est composé d’un ensemble de maisons pittoresques, de un ou deux étages, inspirées par un style anglo-victorien réinterprété (les architectes en furent Edmundo Tavares et Frederico Machado). La République n’achève pas l’ensemble. En 1926 s’installe l’ « Etat Nouveau » dont Salazar prend peu à peu la direction. La nouvelle dictature termine le quartier. Et dans le même élan, elle fait construire en côte à côte en 1927 l’Institut Supérieur Technique (Dont le directeur fut Duarte Pacheco, futur ministre des Travaux Publics et futur maire de Lisbonne), puis le quartier de la place de Londres et enfin l’église Sao Joao de Deus en 1940.
Tout cela pour dire que le quartier Arco do Cego fut premier par rapport au vaste ensemble urbain qui se développe sur ce plateau et que l’on voit aujourd’hui. Seules quelques voies de communication, peu nombreuses existaient. N’importe quel plan d’aménagement aurait pu inclure l’existence d’Arco do Cego. Ce quartier est formé de carrés de maisons répétés de chaque côté d’un centre occupé par le lycée Filipa de Lancastre. Face à l’entrée du lycée, s’étendent des jardins à la française et une petite avenue plantée propose un début de perspective. On sent l’articulation possible et facile.
Que voit-on aujourd’hui ?
Le quartier alentour faisant partie des Avenidas Novas n’a pas été aligné sur Arco do Cego.
L’avenue de Valmor n’est pas dans l’axe de l’entrée du lycée. On a préféré  tordre cette avenue que de la mettre en perspective avec le lycée.
Quant aux grands carrés d’immeubles à l’urbanisme très barcelonais (type Cerda), ils n’ont pas été orientés dans le sens d’Arco do Cego.
Aucun rattrapage n’a été essayé. On préfére même, semble-t-il, créer des laissés-pour-compte, petites friches ou murets sans fonction, que de se poser la question des articulations dans la ville.
La juxtaposition est totale, d’autant plus forte qu’elle est imparfaite.

Reste le problème que nous retrouvons partout dans Lisbonne : les juxtapositions sans articulation sont-elles des faits culturels, spécifiques à Lisbonne ou à un certain laxisme urbanistique de type improvisation sur le tas et réflexion rapide.

A l’arrière de ce quartier, on a construit comme un écran une grande église, Sao Joao de Deus. Bien sûr sans articulation : l’arrière de l’église est posé « juste à côté » de l’arrière du lycée, les deux bâtiments se tournant le dos, il est difficile de parler de vis-à-vis, si ce n’est que la nef est tout de même dans l’axe du lycée. La géométrie est sauvée, à défaut d’articulations savantes inspirées par le lycée, ou sacrées par Sao Joao de Deus.
On connaissait l’urbanisme du face à face, voici apparaître celui de l’envers à l’envers, du dos à dos, des visibilités inversement contraires aux perspectives.
Il y a dans ce dos à dos une volonté de faire coupure, de repousser, de faire limite, même si le but recherché n’est pas exprimé clairement.

L’effet est assuré. Ce petit quartier, à l’architecture et à la trame si différentes du reste de la ville, est comme mis entre parenthèses, mis en boite comme dans un enclos invisible. Le visiteur a l’impression de « tomber » par hasard dessus, de découvrir un coin de Lisbonne oublié, comme un quartier dormant qui se serait assoupi : le bâti est le même à quelques exceptions, les mêmes peintures, les mêmes formes, les mêmes arbres. Il est difficile de dire  si c’est le présent qui ressuscite le passé ou si le « comme autrefois » n’a pas encore trépassé.
Pour résumer : à quoi doit-on la présence encore aujourd’hui d’un tel quartier : à l’oubli ? Au respect de ce qui est ? Ou encore au manque de moyens financiers pour densifier le bâti (plus serré, plus haut) ? Il y a quelque chose de « en suspens » dans l’urbanisme lisboète.



Arco do Cego, par sa petitesse, son emplacement non stratégique, peut paraître « partie négligeable », non essentielle dans la réflexion sur la ville. Pourtant il joue un rôle, celui de la modernité, d’avoir été au début.
Arco do Cego est en fait à un carrefour important et à une époque où les constructions vont s’accélérer. Entre deux grandes avenues : Republica et Roma. Il jouxte plus ou moins Areeiro, Campo Grande et plus loin Alvalade. Des quartiers bien plus grands, plus récents, aux dynamiques sans commune mesure, mais qui seront construits après Arco do Cego.




ALVALADE
Et lorsqu’une articulation n’est pas nécessaire, on en crée la necessité. Alvalade : deux quartiers en un.

Alvalade est un quartier qui peut être rattaché à la génération européenne des périphéries de ville. La plupart de ces quartiers ont mal vieillis. Pas Alvalade. Peut-être grâce à son souci de s’articuler.
Années 49 et 50 (Le Corbusier, charte d’Athènes, expériences brésiliennes). C’est une période prolifique de l’architecture en Europe et au Portugal.
Alvalade est un quadrilatère de 230 ha de prés, de vergers et de vignes.L’architecte municipal Faria da Costa en dessine les plans. Les habitations sont destinées à héberger les fonctionnaires de l’Etat (l’Etat Nouveau est à son apogée, resté neutre pendant la guerre de 39-45, et ne connaissant pas encore les conflits coloniaux). Les employés seront logés dans des immeubles de 3 à 5 étages, les cadres dans des pavillons. Aucun obstacle naturel ou bâti ne gêne le dessin d’une trame. Tous les dessins sont possibles : de la grille orthogonale aux lotissements pavillonnaires, en passant par des courbes de niveau pour un plateau légèrement descendant ou encore, plus radical, du bâti déconnecté des rues et voies circulatoires (on le mentionne, car cela a été réalisé un peu plus loin, vers Encarnaçao ou Olivais). De plus l’agrandissement de l’aéroport voisin (Portela) garantit la présence de voies de communication importantes avec le centre de Lisbonne. La disposition du lieu incite les décideurs à la simplicité, à une trame épurée, à un modernisme fondé sur la fonctionnalité (du bâti, des rues, des avenues, des espaces publics = « une vie simple et fonctionnelle ».
C’était compter sans la culture lisboète.

Puisque aucune articulation n’était envisageable aux entrées de ce nouveau quartier faute d’éléments extérieurs sur lesquels s’appuyer, les décideurs du moment « décidèrent »  de couper en deux le plan et de faire deux quartiers à la place d’un seul. Deux quartiers très différents : immeubles d’un côté, pavillons de l’autre, mais surtout avec un changement de trames qui créait deux ambiances urbaines opposées : symétriques d’un côté, tout en courbes de l’autre. Et symboliquement, le lieu où les deux manières de quartier se croisent, s’articulent (mais oui !) est l’église Sao Joao de Brito.
L’excès dans l’aménagement urbain est à son comble. Il faut oser pour faire un centre d’un lieu, l’église, qui n’est centrale géographiquement pour aucun des deux quartiers. La présence divine comme élément urbain, c’est inhabituel.
Les deux centres véritables sont l’un : un grand carrefour routier où le pièton n’a guère sa place (Place d’Alvalade), et l’autre : un genre de jardin sans formes, comme abandonné, situé au cœur de la spirale de courbes de niveau matérialisées par des lignes de pavillons. Question centre, ces deux centre sont quasiment des échecs voulus.
D’une possibilité d’un grand quartier unifié, homogène …
… on a fait deux quartiers opposés à tous points de vue …
… mais le vrai centre demeure celui qui symbolise le quartier unifié qui n’existe pas…
Si cette manière d’emboîter des perspectives dissemblables ne vous inquiète pas, vous pouvez parler d’une culture « baroque »

L’église Sao Joao de Brito est le véritable dispositif central.
Face à l’église, la rue commerçante, très animée avec ses cafés, ses restaurants et son marché couvert, est l’axe de la partie Alvalade immeubles.
Derrière l’église, un jardin et une allée sinueuse de pins parasols annoncent l’atmosphère de l’Alvalade cité-jardin avec courbes de niveau. L’église, la place, la rue animée et le jardin calme, tous les ingrédients sont là : l’articulation est entière, ni tronquée, ni cachée, composée en double facette : elle est le centre vivant d’un quartier à deux visages.
On peut aussi le dire autrement : une articulation recherchée entre les deux facettes du quartier d’Alvalade est devenue centrale ; le véritable centre. Cela souligne qu’entre les articulations périphériques et les centres de quartier il y a plus que de simples dynamiques extérieur / intérieur ou dehors / dedans. La culture de quartier remplace efficacement le schéma urbanistique, aussi bien tracé soit-il.
Le besoin de s’identifier à un quartier est une récurrence de la vie lisboète. Alvalade coupé en deux mais réunifié en un centre « articulé » est devenu une entité de plein droit et de pleine vie. C’est aujourd’hui un quartier replié sur lui-même et fier de l’être. Etre d’Alvalade signifie à coup sûr quelque chose pour ceux qui y habitent.

Cette distribution de cartes à Alvalade pose plus de question qu’elle n’en résout. Pour construire ce quartier, il y a eu un plan, des décideurs techniciens, un suivi technique, tout a été voulu ainsi, pensé ainsi …. Mais « pensé » comment ? Il faut beaucoup de liberté de pensée pour diviser en deux un plan, créer deux centres, en supprimer aux deux la fonction centrale, réattribuer cette fonction à un lieu de simple articulation qui de périphérique qu’il est au départ devient axe central non pas d’un mais deux quartiers.
Quand on arrive à un tel niveau de complication, on regarde du côté de la « culture locale » pour se rassurer ! L’esprit de Lisbonne.





La conclusion  à écrire  ensemble