Quand la littérature
est appelée au secours de la ville
C’est un vieux débat. Respect du passé contre
modernité, référence à l’Histoire contre le futur, les Anciens contre les
Modernes. Ce débat qui a pour cadre la ville, son architecture, sa rénovation
se résume souvent à cette phrase écrite par Charles Baudelaire :
« Le vieux Paris
n’est plus, (la forme d’une ville
La
formule paraît familière. On l’a déjà entendue. Elle sonne bien. Elle semble
porter une vérité. Avec juste ce qu’il faut de mystère …
Ces deux vers sont extraits d’un poème de
Baudelaire intitulé « le Cygne » (publié dans les Fleurs du Mal). Ce
poème décrit ce que ressent l’écrivain confronté aux travaux du baron Haussmann
autour du Louvre à Paris dans les années 1860. Baudelaire pour l’évoquer peint
un cygne échappé d’une ménagerie démolie par les travaux de rénovation et qui
cherche un lac ou, à défaut, un trou d’eau dans les ruisseaux secs et
poussiéreux d’une ville en chantier.
Le poème assez long souligne la mélancolie et
le désarroi des gens qui ne peuvent que constater les changements traumatisants
de leur ville. Dans les chantiers de démolition qu’ils traversent, leur vie
passée disparaît et devient souvenirs. En même temps ils doivent accepter
l’inexorable mouvement de la ville qui évolue, se rénove, se transforme, que
cela leur plaise ou non. Il y a dans cette attitude de renouveau urbain imposé
une idée lancinante du genre : faire le bonheur des gens malgré eux, et
tant pis si cela les mécontente. On change la ville pour la rendre plus
agréable et fonctionnelle aux « usagers » ; mais on ne tient pas
compte des parties d’âme de ces mêmes « usagers » que l’on y enterre.
Contradiction forte et toujours aussi actuelle 150 ans après. Rien n’a changé,
semble-t-il, dans les mœurs urbaines et dans les têtes des aménageurs de
ville ! Le problème est résumé par ces deux vers qui, séparés du reste du
poème, se donnent des airs de vérité.
Les professionnels de l’aménagement urbain
les citent souvent. Les citer à la fin d’un discours fait toujours son effet :
chic et cultivé. La formule claque en un slogan percutant, comme un geste
artistique, une manière de zébrer l’espace. Les professionnels de la ville
adorent ce genre d’artifice.
Pourquoi ces deux vers ont-ils autant de
succès ? Quel est donc ce contenu, datant de presque deux siècles et d’une
petite douzaine de mots qui leur permet aujourd’hui d’exprimer toute la pensée
moderne sur la ville, la perception du
nouvel urbanisme et les dégâts possibles des aménagements ?
Qu’est-ce
qui fait soupirer Baudelaire ?
Les
nuisances des chantiers haussmanniens ?
L’incapacité
des Parisiens à s’y adapter ?
Ou
la disparition du vieux Paris de sa jeunesse ?
Il
semble ne pas être d’accord avec ceux qui affirment qu’il faut évoluer, parce
que tout évolue, parce que cela fait partie de la vie que d’accepter la
modernité !
il
faut que tout change pour que rien ne change, phrase terrible de Lampedusa,
aussi célèbre que les deux vers de Baudelaire. Ils sont de la même
époque !
Les
élus, les experts, les aménageurs, ceux qui savent, décident seuls de
l’ouverture de nouveaux chantiers, au
nom du bien commun et du confort des usagers ? Pour cela, ont-ils
interrogés « la ville » ?
Ces deux vers de Baudelaire sont tellement
limpides qu’il ne viendrait à personne l’idée stupide de se demander si ces
quelques mots, enfilés comme des perles, ne cachent pas d’autres horizons,
d’autres significations.
Baudelaire n’est pas toujours celui qui en a
l’air. Il est moderniste, très urbain, aimant l’artificiel, on a dit de lui
qu’il était un dandy, affaire de mode. Savez-vous ce qu’il écrit sur
Lisbonne ? Et là, on le cite moins, surtout au Portugal ! Il y fait
escale lors d’un voyage vers l’île de la Réunion. Dans un poème en prose :
« any where out of the world » (n’importe où hors du monde). Il
écrit :
« Dis-moi mon âme, pauvre âme refroidie,
que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y
ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau : on dit
qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal,
qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un
paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour le
réfléchir !
Mon
âme ne répond pas. »
Tout Lisbonne est déjà là. Paysage
urbain, ville minérale, de lumière et de pierre, peu de végétaux (sauf en haut
des collines, nous sommes vers 1850) et cette image réfléchissante. Une ville
qui plaît à Baudelaire, lui, le poète de l’artifice, des correspondances entre
les idées, des horizons compliqués et de la vie moderne … une ville qui lui
plaît !
Et son âme répondit enfin
« n’importe où n ‘importe où, pourvu que ce soit hors de ce
monde ! ». Dorénavant, en quelques mots, l’image d’un Lisbonne
« hors du monde » est inscrite dans la littérature européenne. Les
variantes qui en existent aujourd’hui en sont directement issues :
« Lisbonne romantique, Lisbonne métaphysique, Lisbonne historique »,
et bien sûr « dans la ville blanche » ô combien baudelairienne !...
Mais la littérature peut être encore
plus surprenante.
Il existe une autre version, reprenant
le chemin tracé par Baudelaire : « la forme d’une ville change plus vite,
on le sait, que le cœur d’un mortel ». C ‘est la même chose à un mot
prés : « on le sait » remplace « hélas ». Non, pas
tout à fait. C’est écrit 120 ans après. Et c’est la première phrase d’un livre
de Julien Gracq, qui s’intitule « comme par hasard » :
« La forme d’une ville ». Comme une provocation !
En fait, architectes, urbanistes et
paysagistes se référent plus volontiers à Julien Gracq qu’à Baudelaire. Gracq
est notre contemporain, le titre « la forme d’une ville » est
rassurant, et son œuvre est consacrée aux paysages, aux promenades et aux
sensations rencontrées, sujets très consensuels.
Mais, de cette reprise, Julien Gracq s’en explique.
Dans la même page, il écrit que la ville change le cœur d’un mortel dés sa
naissance et pour toute sa vie, par son climat, son paysage, par le canevas de
ses rues, de ses boulevards, de ses parcs. Il veut dire ainsi que la ville par
ses « formes » compose, imprègne, matérialise le cœur, la raison, les
sentiments de ses habitants.
Oui. Il faut le lire littéralement : les
formes de la ville imprègnent les habitants, les construisent, les fabriquent.
Cela surprend.
Mais Julien Gracq s’inscrit ainsi dans une
pensée sur la ville qui ricoche chez plusieurs écrivains français du XXeme
siècle : Valéry, Breton et plus récemment Foucault ou Lévi-Strauss. Tous
parlent à un moment donné de la ville, de la société urbaine, de sa
fabrication, de son avenir.
André Breton n’hésite pas à écrire dans Nadja
(1927) que la forme de la ville est à la pensée des hommes ce que l’air (cœur)
est à la vie (d’un mortel). Tout est ici clarifié : ce sont les formes
présentes de la ville, visibles, palpables qui donnent naissance aux pensées de
ses habitants ou de ses visiteurs. Et cela, de la même manière que l’air
respiré en un lieu permet à la vie de continuer à « être la vie ». La
démarche surréaliste est ainsi justifiée. Les plus grands romans et poèmes
surréalistes peuvent être écrits. Et Guy Debord et les situationnistes dans les
années 1960 n’agiront pas autrement quand ils prôneront la « dérive
psycho-géographique » dans les villes.
Comprendre que les formes mêmes de la ville
engendrent, dessinent par leur matérialité et leur imaginaire l’existence des
gens, est chose indispensable pour comprendre les méandres et les complications
de la société urbaine d'aujourd’hui. A Lisbonne, comme à Paris, ou ailleurs.
Tous ces écrivains ont par leurs déclarations
mis en avant une lecture de la ville comme présupposée à sa compréhension. Pas
de perception du contexte urbain sans lecture préalable. Pas d’inspiration
architecturale sans cette lecture. Pas de jardin rayonnant, de nouveaux tracés,
de remise en cause urbanistique, de vision utopique de la ville, sans lecture.
Tous ont mis en garde leurs contemporains par
une seule formule qui résonne de texte en texte : Qui vive ?
Breton : Qui vive ? Est-il vrai que
toute la vie soit dans cette vie, dans ces formes, dans cet imaginaire.
Gracq : Qui vive ? Il s’agissait de répondre à une question que
personne encore au monde n’a pu jamais laisser sans réponse, jusqu’à son
dernier souffle ……..
Les architectes et aménageurs se contentent
du premier sens de Qui vive ? le cri qui perce la nuit, qui met en état de
vigilance, de danger, ou d’attention extrême. La peur de mal faire, de ne pas
répondre aux attentes des usagers et aux espoirs des élus.
Ils en oublient le véritable sens de ce Qui
vive ?
Qui vive ? Souligne le fait que celui
qui verra la ville demain sera celui qui vivra et, parce qu’il vivra, aura vécu
longtemps dans cette ville, dans ces murs, dans ces rues, ces boulevards et ces
parcs qui, tous, sont agencés à nul autre pareil. « Qui vive » montre
du doigt la ville. La formule de Baudelaire : « la forme d’une ville
change plus vite que le cœur d’un mortel » incite à la lecture et à la
compréhension d’une ville en ces formes.
Les
deux se rejoignent. Vivre à Lisbonne et lire Lisbonne.
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